Après un crochet
d’une nuit par Bishkek nous entrons dans Koshkor après 3 bonnes heures de
marchroutkas et notre première expérience de bouchons khirguizes à la sortie de
Bishkek. Comme dans beaucoup de logis de la région, nos hôtes sont affairés à
la fabrication de shyrdak, des tapis confectionnés à partir de la laine de mouton.
Une bonne part du processus consiste à tasser la laine, ce à quoi sont occupés
les habitants de la maison qui nous accueillent. Ils sont 4, à rouler la laine
disposée en plusieurs couches dans une natte de roseau. Pour cela ils marchent
dessus dans un premier temps puis, à genoux, compressent le rouleau à la main
de façon répétée. Nous ne voyons pas la suite qu’un garçon de la maison nous explique alors avec moultes détails. Le
soir de notre arrivée la responsable d’un des organismes communautaires d’accueil
des touristes nous rend visite pour déterminer des modalités de notre treck à
cheval. Nous optons pour une balade de 4 jours en partant de Kizart, village au nord
du lac Songkol, pour atteindre le lac au soir du deuxième jour, après avoir passé un
col à 3400 mètres, et continuer ensuite notre escapade autour de ce lac. Ils
seront deux guides, 7 chevaux. Nous dormirons dans des yourtes. Le
lendemain une voiture nous emmène à Kizart où nous sommes invités à déjeuner
chez notre guide de 28 ans, Abbas.
Celui-ci nous accueille de loin et discute
pendant le repas avec notre le chauffeur. Son cousin Zarkar nous rejoint à
table sans un mot, il sera le deuxième guide.
Après le repas chacun se voit
attribué un cheval, sauf Jade qui monte avec Abbas. Un cheval porte les
quelques sacs et suit, tiré par une corde, le cheval de Zarkar. Les
présentations des chevaux sont brèves, très sommaires. On tire les rênes du
côté où l’on veut tourner ou bien les deux pour arrêter la monture. Nous
obtenons le nom des animaux de justesse et puis partons en file indienne dans
la montagne en passant derrière la maison, pour 4 jours qui vont se révéler
extraordinaires. Les chevaux ne sont pas très hauts et suivent docilement le
rythme lent imprimé par Abbas. Louna et Maolann ne sont pas des plus rassurés
surtout après que la monture de Phanie s’est emballée à la sortie d’une rivière
projetant la cavalière au sol, heureusement sans mal ni peur. Phanie récupère
la cheval de Zarkar et nous repartons, toujours au pas, tranquillement. Petit à
petit chacun se fait à son animal et réciproquement. Les appréhension et
retenue se désagrègent remplacées par un plaisir certain de nous trouver au
milieu des montagnes balancés agréablement sur nos bêtes. Lors d’une pause près
d’une rivière, après 2 heures de promenade, nous nous présentons mutuellement
nos guides et nous, nice to meeting you Phanie s’essaie au trot, bientôt imitée par le reste de la famille.
Jade, qui partage inconfortablement la selle d’Abbas atterrit sur le cheval
porteur des sacs. Après 5 heures nous atteignons deux yourtes perdues au pied
d’un col au milieu de grandes prairies.
La lumière est en mode crépusculaire,
nos fessiers en légère indélicatesse, les commissures labiales en bordure des
oreilles. Des troupeaux de chevaux, moutons et quelques vaches tondent l’herbe
des pentes vertes. Zarkar, après avoir enlevé les selles des chevaux, file avec
le sien rabattre les moutons vers leur enclos puis les vaches. Zarkar est un
garçon-cheval.
Il est presque né sur un cheval, comme ces jeunes bergers de
8-10 ans collés sur leur monture. L’été il est guide assistant, l’hiver il est
berger dans son village. Il a 20 ans, en paraît 15. Il parle peu, est toujours rigolard et semble communiquer avec toutes les
bêtes. Il émet des sons distincts pour dire aux chevaux quoi faire et comment.
Pour dire aux chevaux sauvages, taire les chiens, écarter les moutons il
utilise d’autres onomatopées. Il nous impressionne car semble en communion
totale avec l’environnement, avec la terre, avec les bêtes. Il se dégage de
cette relation presque fusionnelle une puissance impressionnante.
Nous passons une
super soirée dans les montagnes et une bonne nuit au chaud sous nos lourdes
couettes dans la yourte partagée avec nos guides.
Nous repartons le lendemain
avec le soleil et quelques douleurs aux fesses. Nous gravissons un col sur des
chemins étroits sinueux et pierreux pour passer de l’autre côté, celui du
lac ; les angoisses de certaines liées à l’ascension sont vite dissipées.
Le lac Song kol nous tend les bras et nous nous laissons glisser vers lui dans
une douce descente le long d’un ruisseau. Nous trottons tous et Jade aussi s’y
met en liberté complète sur son animal.
C’est assez incroyable de voir comment si
rapidement tous et chacun nous prenons confiance et l’envie d’aller partout et
vite avec nos montures ne cesse de grandir. Nous pénétrons dans l’immensité de
ces prairies qui entourent le lac qu’elles rejoignent en pentes douces, ourlées d'une dentelure rocheuse.
La neige est encore visible sur les sommets,
discrète, par petites flaques en sursis. Ces vertes étendues herbeuses
(jailoos) regorgent d’animaux. C’est très impressionnant. On voit des chevaux partout en
bandes, qui galopent dans tous les sens, jouent et se sautent
dessus.
S’y
mêlent des troupeaux démesurés de moutons et chèvres avec lesquels les bergers
dessinent à flanc de montagnes des formes continuellement mouvantes. Les vaches
et ânes ne sont pas en reste, elles aussi en totale liberté. Les yacks se font plus
rares.
Toutes ces bêtes par centaines, mélangées, en liberté, qui viennent
boire dans le lac donnent l’impression d’un jardin d’Eden ou de l’antichambre
de l’arche de Noé. La vie dans les yourtes au rythme et à la mesure du temps
vient compléter l’équation.
L’homme prolonge l’animal qui prolonge la terre qui
prolonge l’homme dans un cercle vertueux. Ici, un garçon sépare le lait en
crème de lait et mixture à fromage en tournant un moulin à la main pendant près
d’une heure, la lait étant versé dans une grande passoire avant tamisage et séparation.
Tout est récupéré dans des récipients pas très propres. Là, des morceaux de
viande sèchent sur la clôture de l’enclos des moutons à côté du linge et d’une
peau de mouton fraîchement récupérée d’un mouton dont le corps scalpé est
également exposé sur la clôture les muscles à l’air, les mouches faisant office
de maillot de corps.
La nuit nous entendons le galop de chevaux ou vaches que
nous ressentons au plus profond de nos corps, nos couches reposant directement sur le
sol. L’odeur animale est partout, parfois elle
imprègne tout parfaitement incrustée et se mêle aux émanations de la
fermentation du lait de jument dans son tonneau de bois.
L’intensité des jours
passés dans cette immensité est totale et aucun sens n’est oublié. Loin d’une
vie d’arriérés, la symbiose entre les hommes, les bêtes et l’environnement
vient déposer une sorte d’intemporalité voire d’éternité sur les versants
des prairies sans limites.
Nous ressentons tous les cinq cette atmosphère
magique qui réussit parfaitement à mettre une société extraordinairement
vivante en dehors de notre système dont les règles financières et de
fonctionnement nous sont imposées. Evidemment nous n’avons pas de marques dans
cette société là et si l’immersion de 5 jours y a été fantastique la sortie de
ce monde a aussi été assez naturelle.
Mais quelle putain de bouffée d’air si
grand.
Si le Kirghiztan a une âme c’est ici qu’elle se trouve, j’en suis
certain. Jade a trouvé des copines au fond des yourtes, s’est trouvée une place
de cuisinière assistante disparaissant des heures de notre vue, Louna a fait
des bracelets brésiliens et appris à en faire. Voir Maolann assis dans l’herbe
à contempler et être rejoint par nos deux guides, les voir tous les 3 posés, à
ne rien dire ensemble...
Nous avons fini la dernière journée par tous faire du
galop dans ces steppes sans fond, à fabriquer le vent dans nos
crinières.
Orage de grêle le dernier soir. Diner à la bougie et là petit joyaux
que la voix de Merim, copine de yourte de Jade, qui chante, belle comme un
ange.
Son père, surnommé par nous le tueur tant son visage magnifique est dur,
se met lui aussi à entonner un air et sa voix nous pétrifie à son tour. La
scène est courte mais nous sommes scotchés. En sortant de la yourte, la pluie a
cessé, le ciel est rouge flamboyant, la lumière sublime.
Une voiture
vient nous récupérer le lendemain, la pyélonéphrite de Phanie est presque
anecdotique (merci quand même aux pharmacies des touristes suisses qui
passaient par là et que j’ai un peu dévalisées).